« On ne peut pas ne pas changer un tout petit peu sa vision du monde après avoir vu Akhtamar. Mais ce n’est pas suffisant
pour en jouir pleinement, il faut décrypter ».
L’humble réserve avec laquelle Rémy Prin explique cela, illustre finalement assez bien l’état d’esprit de
cet auteur, qui fût aussi docteur en physique solide, professionnel de technologie informatique, artisan textile et finalement décodeur passionné des pierres romanes et arméniennes (voir ci-dessous sa bio express).
Son récit qui vient de paraître aux éditions Parole Ouverte, propose un voyage en Arménie puis en Turquie
de l’est, à la recherche des ‘fragments arméniens’, un patrimoine architectural millénaire, pour profiler plus clairement ce qu’on ne devrait jamais perdre de vue : le sens des
choses.
Les détours...
Tout commence dans une librairie de Leningrad (rebaptisée Saint-Pétersbourg depuis lors), quand Rémy Prin
tombe sous le charme d’un livre ancien sur le ‘musée à ciel ouvert’ qu’est l’Arménie, alors soviétique. Même coup de foudre, bien des années plus tard dans le sud de la France, avec un autre
livre ancien sur les miniatures arméniennes. Seulement cela, qui le mettra sur les routes d’Arménie pour voir de plus près ce qui l’a tant fasciné.
Après les deux premiers jours sur place en 2004, il sait qu’il faut en faire un livre. C’est un besoin
impérieux de transmettre, de ne pas laisser l’exceptionnel sédimenter uniquement dans sa mémoire. Car ce pays, ces habitants et leurs édifices, n’ont pas été avares avec lui de ce qui se perçoit
plus rarement de nos jours : l’âme.
Ces trois semaines d’un voyage dense, guidé par une jeune Arménienne francophone, Sona, qui
avouera plus tard n’avoir jamais fait ce travail de guide auparavant, nourriront la première partie du livre, la plus
conséquente.
L’accès souvent difficile, l’harmonie des édifices avec leur décor et les rencontres avec les villageois
qui les habitent de leur présence attentionnée, loin de plonger dans la monotonie les 48 sites explorés en Arménie, impriment à chaque lieu une identité propre.
A chaque fois, l’homme ou la femme
sera là pour l’accueil naturel des voyageurs, comme si le patrimoine était pour eux dans la nature de l’herbe de la prairie ou des fruits de l’arbre, comme si la culture ou la mémoire, c’était la
terre au quotidien. ('Les pierres et l'âme' p.
55)
De retour d’Arménie, il s’intéressera davantage au sujet arménien, et la perplexité le
gagne à la vue du tableau complexe qu’il découvre : la rencontre d’Arméniens de France, l’année de l’Arménie,
l’assassinat de Hrant Dink et la discorde autour de la rénovation d’Akhtamar.
Cette perplexité prend la forme d’une transition qui dans le livre explique comment, dès l’Arménie, surgit
la nécessité d’explorer l’autre face de l’histoire : en Turquie même, pour retrouver les pierres de ce même peuple, dans l’espace déserté contre leur gré.
D’un
lieu à l’autre, touche après touche, le parcours nous apprend cette identité écartelée, toujours ailleurs pour un pan d’elle-même, une partie de l’histoire abolie qu’on vit en soi, qu’on emmène
où qu’on aille, prête à renaître. ('Les pierres et l'âme' p.
162)
La vingtaine de sites qu’il débusque alors à l’est de la Turquie, dans un voyage aux tonalités bien
différentes de ce qu’il a connu en Arménie, confirme pourtant l’unité d’identité entre ces territoires. L’Histoire leur a réservé un sort différent mais en lisant Rémy Prin on se dit aussi que
l’Histoire peine à les désunir complètement, tant la parenté jaillit de tous les lieux.
Traversée des siècles, jointe à la permanence
des formes : le patrimoine en Arménie est d’abord une présence, bien plus qu’une lecture de l’histoire. Même si les spécialistes pointent des écoles d’architecture, des évolutions, et si de
place en place surgit à l’œil ce qui fait différence, c’est l’impression d’une seule langue pour découper l’espace qui prévaut. ('Les pierres et l'âme' p. 125)
Devant St-Georges de Goms, l'église et l'enclos (ce qu'il en reste)
Rive sud-est du lac de Van - Turquie (photo Sylvie Jadeau)
... pour trouver un chemin
Dans ces fragments épars mais qui jamais ne laissent indifférents, en terre arménienne ou turque, Rémy Prin
s’interroge sur la possibilité d’un devenir qui réanimerait tous ces potentiels joyaux, aujourd’hui simples pierres orphelines de l'esprit croyant qui les avait façonnées.
La naïve appréhension des lieux par leurs habitants est d’un charme fou, mais il n’y a là aucun moyen de
faire perdurer et vivre les édifices. D’un autre côté le patrimoine officialisé mis en scène ailleurs, en Occident avec les grandes usines à tourisme, ou parfois en Arménie (temple de Garni,
téléphérique de Tatev) semble trop superficiel pour satisfaire le besoin d’authenticité.
Il tente donc autre chose : ni guide touristique ni histoire de l’art, son livre abondamment illustré
et préfacé par l’écrivain Denis
Donikian, propose des clés de lecture originales. Il aborde ce vaste thème avec une approche personnelle, à la fois poète et étrangère.
Poète de par les six recueils publiés à son actif, il l’est aussi par ce qui semble toujours avoir guidé sa
démarche entre des activités apparemment éloignées : voir les points communs entre systèmes binaires informatiques, tissage textile, et mise en forme des sculptures romanes témoigne pour le
moins d’une logique poétique. Une logique qui s’épanouit doucement dans ‘les pierres et l’âme’.
Là, il livre simplement et avec sincérité, l’intimité particulière qui s’est nouée sur les lieux et qui, au
fil du livre, prendra un sens plus universel.
Il cherche ensuite au-delà de la simple réanimation, comment ce patrimoine pourrait être renouvelé,
créé… sans craindre la confrontation, le métissage avec la contribution voisine, et celle du présent. L'apport de la relation à l’autre donc, pour enfin tisser des liens durables qui pourraient faire vivre, renouveler et
perdurer l’âme arménienne, perçue à force de patience, d’attention, et de passion.
Ani (Turquie), église Saint-Grégoire (photo Rémy Prin)
Bio express
D’abord formé aux sciences dures (doctorat de physique solide), Rémy Prin abandonne la technologie informatique pour la création
textile. Il est aussi l’auteur de plusieurs recueils de poèmes publiés depuis 1971, et l’éditeur de CD-ROM culturels sur divers lieux du patrimoine français.
Féru d’art roman, il signe en 2009 dans une approche très personnelle, un essai sur l’église
Saint-Pierre d’Aulnay, fleuron d’art roman du Moyen Age, réédité depuis.
Après la préparation des Pierres et l’âme, il a conçu une présentation vidéo proposant un parcours comparé de
l’art arménien et l’art roman dont les ressemblances sont troublantes : le motif et l'image. L'extrait de cette vidéo mis au programme de la présentation du livre (le 12 mai dernier
au Yan's club à Paris) a d'ailleurs enthousiasmé le public
Selon lui qui n'a pas de croyance religieuse particulière, l’architecture romane et celle arménienne, toutes deux faites à hauteur
d’homme, ont notamment en commun d’avoir probablement été pensées pour que l’espace dialogue avec l’homme. Une construction qui prend en compte la condition mortelle de l’homme, pour lui
permettre d’avoir une réflexion vers le divin.
Bref, une relation aux pierres qui ‘prend aux tripes’ et qu’on partage volontiers.
Rémy Prin devant le cimetière seldjoukide d'Ahlat rive est du lac de Van - Turquie, influencé par
celui de Noradouz près du lac Sevan en Arménie (photo Sylvie Jadeau)