Que pensiez-vous le jour où les quotidiens gratuits ont débarqué ?
La nouveauté avait fait beaucoup de bruit, et la variété des réactions possibles était impressionnante d’amplitude : des plus enthousiastes jusqu’aux plus réfractaires, on entendait de tout, sans trop savoir qu’en retenir, si ce n’est la crainte majeure de voir parachever la fin de la presse écrite et de son indépendance.
D’un côté, on appréciait la possibilité totalement gratuite de s’informer rapidement et simplement sans effort durant son trajet quotidien. De l’autre, on pouvait légitimement se demander ce que serait la fiabilité d’une telle source d’informations. Sans ressources autres que la publicité, le gratuit semblait à la merci des appétits de tous les communicants qui (sur)peuplent notre environnement.
Entre les deux, la gratuité aidant, le porte-monnaie des usagers n’a pas balancé longtemps. Après Metro, d’autres quotidiens gratuits ont vu le jour (20 minutes, Direct Soir, puis Direct Matin). Même gratuits, tous ces titres se bagarrent la préférence des voyageurs, au point qu’en certains lieux le titre pionnier ait quasiment disparu.
On assiste aussi souvent à l’habitude de certaines âmes charitables du petit matin, très souvent des retraités, qui viennent prendre un bon tas de « gratuits », pour apporter les numéros à leurs copains de maison de retraite, ou autres collègues moins chanceux quels qu’ils soient, mais qui ne prennent pas les transports publics tous les matins.
Mais le choix et la concurrence n’est pas toujours là, et dans certaines gares où seul un titre est présent chaque matin, il n’est pas rare de voir toute une série de voyageurs en attente, plongés en même temps dans le même journal. L’effet est saisissant : imaginez une station où juste parce que tout le monde lit la même chose, vous vous surprenez tout à coup à vous demander si vous n’êtes pas tombé sans le savoir dans un totalitarisme muet.
Le gratuit devient donc forcément un mode de diffusion redoutable pour tout communicant qui se respecte, et on ne doute donc pas un seul instant qu’il soit utilisé pour servir bien d’autres desseins que l’information libre et indépendante.
Morceaux choisis
Comme tout journal leur lecture reste intéressante, et peut même inciter à se tourner également vers les journaux payants. Mais quand on n’a pas eu l’occasion de s’informer ailleurs, c’est forcément là qu’on trouve le plus facilement des messages particuliers dont voici quelques morceaux choisis parmi les numéros échoués dans un coin du sac, rescapés du jet à la poubelle après lecture.
26 novembre 2010, cinglant dialogue des unes du Direct Matin avec « La France grelotte », mais « La pierre flambe ». Avec ce rapprochement de l’information sur une nouvelle hausse record du prix de l’immobilier à Paris, les conditions météo très tôt hivernales de 2010 prennent une autre dimension > Comprenez : la situation du logement aujourd’hui reste toujours préoccupante.
Dans ce même numéro, on passera allègrement du blues des cadres, au dernier ouvrage (Salut) d'Antoine Veil octogénaire mari de Simone Veil, sans oublier le tourisme en Israël où malgré les tensions politiques et religieuses « Jérusalem touche aussi bien les croyants que les non-croyants ».
3 janvier 2011, entre autres grosses actualités qu’on néglige sciemment dans la liste qui suit, le même quotidien présente :
- tout ce qu’il faut savoir sur la télévision numérique, car on y passe tous obligatoirement en mars > Où l'on se dit que les pouvoirs publics s’organisent bien consciencieusement pour que personne ne se retrouve sans télé… pas d’arrière-pensée ?
- les promotions au rang de Chevalier de la Légion d’Honneur pour Fadela Amara ( ex-secrétaire d’Etat à la Ville) et Christine Boutin (ex-ministre du logement – celle de la loi Dalo) > même si les affaires politiques de ces derniers temps ont eu tendance à rendre perplexe sur l’attribution de ces distinctions, les médailles ont encore de beaux jours devant elles,
- en Iran, les amoureux et les commerçants n’ont dorénavant pas le droit de célébrer la Saint Valentin, pratique qui était devenue la mode chez les jeunes Iraniens, car « les Conservateurs jugent cette fête incompatible avec la culture islamique »…
- alors que le nouveau roman de Philippe Sollers, Trésor d’amour, fait de Stendhal en tant qu’auteur étudié, un personnage à part entière d’une histoire d’amour contemporaine, au point qu'on le cite pour dire que ‘L’amour a toujours été la plus grande des affaires, ou plutôt la seule.’
> La perspective est assez amusante, mais en forçant le trait, on pourrait y voir un message subliminal du genre ‘Aimez-vous les uns les autres, faites bon usage de votre liberté en célébrant la Saint Valentin, et donc, Valentins et Valentines, consommez pour faire vos cadeaux’
En une du 11 janvier, on voit « De l’ordre dans les primaires » (pour la pré-campagne des socialistes en France), puis « L’ETA veut cesser le feu » (pour la trève annoncée des indépendantistes basques) > Ce qui peut donner un intéressant jeu de mots si l’on songe à remplacer ETA par… Etat !
En une du 18 janvier, les « Otages tués au Mali » (quand la France rend hommage aux ressortissants français), précèdent « Vente du rafale » (cet avion militaire français évoqué pour dire que la Présidente du Brésil reprend le dossier en main) > De là à y voir une application de la théorie du karma, pour lier la vente d’armes françaises à l’étranger en général et l’usage qui peut en être fait dans les pays acheteurs, il n’y a qu’un pas.
En fait on peut continuer longtemps ce genre ‘d’échos des actus’. Les exemples sont de Direct Matin parce que c’est celui qui domine là où je passe, mais dans tous les journaux les lectures peuvent revêtir de nouvelles dimensions quand on prend un peu de recul. C’est une chose normale quand ces liens existent au sein d’un même titre, c’est ce qu’on appelle la ligne éditoriale.
Mais quand les même messages (que ce soit les plus vendeurs, ou ceux que l’on veut faire entendre car on a les moyens de les rendre prioritaires) se trouvent relayés par la majorité des titres, et ceux qu’on trouve le plus souvent, on peut très rapidement façonner toute une tendance majoritaire. Celui qui en a les moyens guide alors cette tendance là où il veut…
Tout cela pour illustrer, encore une fois, ce pouvoir de suggestion de la presse. Il n’est pas inutile de marteler cette évidence, car elle est parfois si évidente qu’on s’y habitue au point de l’oublier. C’est bien confortable.
Alors que l’effort de chercher la variété demeure toujours un effort, à faire.